Sortir de la société de consommation
Serge Latouche, Editions Les liens qui libèrent, Paris, France, septembre 2010
Dans ce livre Serge Latouche explore les conditions de la construction d’une civilisation de sobriété choisie. Bref une alternative vitale à une société de consommation- et à son attribut principal, le productivisme- vouée à l’impasse.
« Pourquoi prendrais-je soin de la postérité ? , disait Marx (non pas Karl, mais Groucho). Est-ce que la postérité s’est préoccupée de moi ? ». Effectivement, on peut penser que l’avenir ne vaut pas de se tracasser pour s’assurer qu’il advienne et qu’il vaut mieux en finir au plus vite avec le pétrole et les ressources naturelles plutôt que de s’empoisonner l’existence en se rationnant. Ce point de vue est assez répandu chez les élites, et on le comprend, mais on le trouve aussi implicitement chez un grand nombre de nos contemporains. Ou bien, comme l’écrit Nicholas Georgescu-Roegen : « Peut-être, le destin de l’homme est-il d’avoir une vie brève mais fiévreuse, excitante et extravagante plutôt qu’une existence longue, végétative et monotone. « Certes, encore faudrait-il que la vie des modernes surconsommateurs soit vraiment excitante et que, a contrario, la sobriété soit incompatible avec le bonheur et même une certaine exubérance joyeuse. Et puis même… Comme le dit très bien Richard Heinberg : « Ce fut une fête formidable. La plupart d’entre nous, du moins ceux ayant vécu dans les pays industrialisés, n’ont pas connu la faim, ont apprécié l’eau chaude et froide au robinet, les machines à portée de mains permettant de nous déplacer rapidement et pratiquement sans effort d’un endroit à l’autre, ou encore d’autres machines pour laver nos vêtements, nous divertir et nous informer, ainsi de suite ». Et après ? Aujourd’hui que nous avons épuisé la dot patrimoniale « devons-nous continuer à nous complaire jusqu’à la triste fin, et entraîner l’essentiel du reste du monde dans la chute ? Ou alors faut-il reconnaître que la fête est finie, nettoyer après nous et préparer les lieux pour ceux qui viendront ensuite ? ».
On peut aussi justifier l’incurie du futur par toutes sortes de raisons pas forcément égoïstes. Si on pense, comme Schopenhauer et plus encore Cioran, que la vie est une affaire qui ne couvre pas ses frais, c’est presque une forme d’altruisme que d’épargner à nos petits enfants le mal de vivre. En ce cas, il est inutile de poursuivre la lecture de ce livre. La fin prévisible de la société de consommation sera la fin de l’histoire et de l’aventure humaine. Inutile de chercher des voies pour sortir de l’impasse où nous sommes coincés, ni d’écouter les voix de l’espérance pour construire un après de la croissance, du développement, de la modernité et de l’Occident. Continuons à nous goinfrer dans la grande bouffe du consumérisme jusqu’à en crever et rejoignons ainsi ceux qui crèvent déjà d’inanition, victimes de notre démesure.
Ce n’est pas la voie de la décroissance. La voie de la décroissance repose sur le postulat inverse partagé par la plupart des cultures non occidentales : Pour mystérieuse qu’elle soit, la vie est un don merveilleux. Il est vrai que l’homme a la faculté de la transformer en un cadeau empoisonné et depuis l’avènement du capitalisme, il ne s’en est pas privé. Toutefois, arrivé au fond de l’impasse, il n’est pas trop tard pour faire demi-tour et chercher un chemin de sortie praticable guidé par d’autres voix que celles de la pensée unique et des discours progressistes de l’économie et de la technique. Dans ces conditions, la décroissance est un défi et un pari. Un défi aux croyances les mieux installées, parce que ce slogan constitue une insupportable provocation et un blasphème pour les adorateurs du progrès et du développement. Un pari, parce que, pour nécessaire qu’elle soit, rien n’est moins sûr que réalisation du projet d’une société autonome de sobriété. Toutefois, le défi mérite d’être relevé et le pari d’être tenté. La voie de la décroissance est celle de la résistance, mais aussi celle de la dissidence, face au rouleau compresseur de l’occidentalisation du monde et du totalitarisme rampant de la société de consommation mondialisée. Si les objecteurs de croissance, prennent le maquis et avec les Amérindiens marchent sur le sentier de la guerre, ils opposent au terrorisme de la cosmocratie et de l’oligarchie politique et économique, des moyens si possibles pacifiques : non violence, désobéissance civile, défection, boycott et bien sûr, les armes de la critique.
Le présent livre, postérieur à la publication de mes ouvrages ‘Le pari de la décroissance’ et le ‘Petit traité de la décroissance sereine’, explore la construction d’une civilisation de sobriété choisie et d’auto-limitation alternative à l’impasse de la société de croissance. Par petites touches, comme dans un tableau impressionniste, il s’en dégage un dessein d’ensemble, une tonalité commune, un éthos.
Après une introduction « Le réveil des Amérindiens » qui évoque une autre voix, celle des indigènes de l’Amérique centrale et méridionale, et une autre voie, celle du ‘Sumak Kausai’ (bien vivre en quechua), proche d’une décroissance en acte, la première partie, « Sortir de l’impasse » cherche à frayer un future possible au delà de la catastrophe productiviste et de la fin du développement. La deuxième partie, « La voie de la félicité : sortir de l’économie », interroge l’économie de la félicité et l’esprit du don proposés par certains économistes pour remédier à la misère du présent et conclut à la nécessité d’une sortie plus radicale de l’économie dans une décroissance préparée par une éducation nouvelle en réactualisant le message d’Ivan Illich. La troisième partie « Autres voix et autres voies » explore les intuitions fécondes du philosophe Cornelius Castoriadis, incontournable précurseur de la décroissance, et interroge la possibilité d’une voix méditerranéenne suivant cet esprit. La quatrième et dernière partie « Une issue », propose tout simplement de profiter de la crise pour en sortir positivement en construisant la société d’opulence frugale de la décroissance. Finalement, tous ces essais convergent pour esquisser en conclusion le tao de la décroissance, une voie constituant tout à la fois et de manière indissociable, une éthique et un projet politique, qui ouvre une pluralité de cheminements possibles pour sortir de l’impasse économique.